jeudi 21 août 2014

Chez le bijoutier à Perth

Chez le bijoutier à Perth1
Pendant les vacances, Megan, la fille du charpentier du village, avait peint le portrait des quatre jeunes filles du manoir, le sien d'abord, puis celui de Kathleen, la jeune fille qui l'avait amenée au Seigneur, et enfin celui de Sharon et de Lisbeth, les deux petites-filles des propriétaires de l'antique demeure. Sur chacun des portraits figuraient un bijou accroché à l'oreille spécialement adapté à la morphologie du modèle. Puis, utilisant les techniques de dentelle que lui avait enseignées le jeune Laird, elle avait réalisé les boucles d'oreille qu'elle avait dessinées, avec des fils de soie colorée et des fils d'or.
Granny avait été émerveillée par la beauté des ouvrages confectionnés par la petite fille. Aussi décida-t-elle de faire remplacer les perles de résine utilisées initialement par de vraies pierres précieuses qu'elle avait en sa possession. Elle comptait faire ainsi une surprise à ses petits-enfants pour la fête du village.
C'est pourquoi Granny se rendit ce jour-là à Saint-John Street, chez son bijoutier à Perth, accompagnée de Megan. L’adolescente était atteinte d'autisme. Mais au cours de l'été, au contact des jeunes gens du manoir qui l'avaient entraînée dans toutes leurs activités, elle avait considérablement progressé. Elle avait accepté avec joie d’accompagner la vieille dame, et se montrait pleine de curiosité.
En entrant dans la bijouterie, elles furent accueillies par l'une des vendeuses qui les entraîna dans l'un des box privatifs réservés aux acheteurs.
— Bonjour Lady MacPelt ! S'exclama la vendeuse en reconnaissant Granny. Je vous en prie, poursuivit-elle en désignant les chaises qui se trouvaient dans le box. Je préviens Mr. Hardy de votre arrivée.
Mister Hardy, le directeur de la bijouterie arriva et s'empressa auprès de la vieille dame.
— Bonjour Lady MacPelt ! Cette charmante jeune fille est l'une de vos petites-filles, je présume ? S'enquit-il.
— Pas vraiment ! Mais soyez avec elle comme si elle l'était. Voici Megan ! Elle a quelque chose à vous montrer.
— Miss Megan ! Salua le directeur en se tournant vers la petite fille.
— Veux-tu montrer tes dessins à Mr. Hardy, ma chérie ?
Megan sortit ses œuvres du carton à dessin qu'elle avait apporté et les déposa sur le bureau. Granny, de son coté, déposa sur chacun d'eux, en regard de leur représentation graphique sur les portraits, les bijoux réels façonnés par la petite fille dans leur boîte de cartonnage colorée.
Le fameux bijoutier fut impressionné par la qualité artistique des parures présentées. Quelque peu décontenancé, il s'adressa à Granny :
— Qu'attendez-vous de moi, exactement ?
— En fait, j'aimerai remplacer les perles de résine utilisées par Megan par ceci.
Granny sortit de son sac à main une petite bourse en peau dans laquelle se trouvaient emballés dans du papier de soie, comme des confiseries, ce qui ressemblait à des petits cailloux colorés.
— Ces pierres sont magnifiques. D'où proviennent-elles ?
— Mon fils Daren me les a offertes, au retour de ses voyages à l'étranger. Je les avais conservées pensant les léguer à Sharon et à Michael en souvenir de leurs parents disparus. Mais mainte-nant, je pense qu'ils sont destinés à orner ces boucles d'oreilles.
Curieusement, les pierres dessinées par Megan sur les portraits présentaient plus de similitude avec les gemmes de la vieille dame qu'avec les perles en matière plastique qui ornaient présentement les boucles d'oreilles. Pourtant, Megan ne les avait jamais vues auparavant. Lorsqu'elle avait tissé les pendentifs, la petite fille avait choisi dans sa panoplie ce qui se trouvait être le plus ressemblant à son souhait.
— Pouvez-vous me confier ces pierres ? Je vais voir ce que je peux faire.
Granny remit les gemmes dans le petit sac et tendit celui-ci au bijoutier, après que celui-ci lui ai rédigé un reçu.
— J'aimerai vous commander encore une chose, demanda Granny au bijoutier.
Puis s'adressant à la petite fille :
— Megan ! Veux-tu montrer ta pierre à Mister Hardy ?
— C'est une très belle calcite, reconnut le joaillier. Le petit insecte, qui s'y trouve prisonnier, en fait une pièce très rare.
— Maintenant, observez le portrait de Megan et ce qu'elle y porte autour du cou. J'aimerais la faire monter en pendentif comme sur le portrait.
— Miss Megan ! Pouvez-vous me confier cette pierre, s'il-vous-plait ?
La petite fille hésita. C'était un cadeau de Kyle, son petit ami, son chevalier. C'était pour elle un objet très précieux. S'en séparer provoquait en elle une douleur à la limite du supportable. Son visage manifesta de l'affolement. Et elle se tourna vers Granny, en quête de secours.
Dans l'un des box voisins, on entendait la voix nerveuse d'une jeune femme. Granny reconnut Helen, sa filleule. Malgré un physique ingrat, mais dotée d'un cœur d'or, elle avait su émouvoir Harry Chapman, un jeune industriel plein de talent, qui venait de se lancer dans la fabrication de circuits et de processeurs électroniques. Celui-ci l'avait épousée. L'industrie informatique alors balbutiante, était promise à un bel avenir. Les premiers succès de son mari leurs assuraient des revenus confortables. Et la jeune femme se trouvait là pour acquérir les bijoux qu'elle devait porter lors d'une réception à laquelle elle devait accompagner son époux.
La vendeuse, flairant la bonne affaire, vantait la beauté illusoire de sa cliente en lui présentant une série de parures tape-à-l’œil dont le mauvais goût heurtait sa sensibilité. Pressée de conclure l'affaire qui allait lui apporter une importante commission, la commerçante avait tendance à en rajouter, au grand agacement de la jeune femme qui, lucide, jugeait le propos hypocrite et manifestait hautement son mécontentement. Elle apparaissait comme étant très difficile à satisfaire.
En entendant cette voix connue, Megan abandonna sa pierre dans les mains du bijoutier, s'empara de son carton à dessin et se dirigea dans le box voisin.
— Tient ! Megan ! s'exclama la jeune femme. Que fais-tu là ? Tu n'es tout de même pas venue ici toute seule ? Evelyn est ici ?
Comme Granny, elle s'adressait à la petite handicapée comme à une personne normale. Pour contrebalancer le rictus méprisant exprimée par la vendeuse, à l'arrivée de Megan, ouvrant les bras, elle ajouta :
— Tu viens m'embrasser ?
La petite fille se précipita dans ses bras. Puis elle ouvrit son carton à dessin, s'empara d'un crayon et se mit à dessiner. Pendant ce temps, Granny, vint saluer sa filleule.
Lorsque la petite eut terminé, elle présenta son œuvre à Helen qui l'embrassa.
— C'est exactement ce qu'il me faut, s'écria-t-elle, brandissant la planche et la fourrant sous le nez de la vendeuse.
Megan l'avait représentée habillée d'une robe de soirée, un collier autour du cou, des bracelets aux bras et des pendentifs aux oreilles. L'ensemble formait un tableau charmant. Même si la silhouette d'Helen apparaissait brouillée en comparaison de la netteté avec laquelle les bijoux avait été tracés, la jeune artiste avait su rendre, dans l'expression et l'attitude, la personnalité généreuse de la jeune femme.
Le joaillier avait suivi Granny. En voyant arriver son patron, sur un geste de celui-ci, la vendeuse lui abandonna sa cliente difficile avec une moue de dépit. S'emparant du carton à dessin, après un examen studieux de celui-ci, il dit à la jeune femme :
— Fabriquer pour vous cette parure ne pose aucune difficulté. Quand souhaitez-vous en prendre possession ?
— J'en aurai besoin avant quinze jours. Est-ce possible ?
— Pas de problème ! Me permettez-vous de montrer ce dessin à mon épouse ?
— Mais certainement ! répondit Granny
— Mary ! Tu peux venir un moment ?
Le bijoutier et sa femme étaient eux-mêmes de grands artistes. Et leur notoriété s'était établie sur des créations audacieuses, dont le gout sûr pouvait se mesurer à celui de leurs plus grands concurrents parisiens.De nombreux clients, délaissant les joailliers de grandes villes comme Édimbourg, Glasgow et même Londres, préféraient faire un détour par Perth pour pouvoir acquérir leurs merveilleux ouvrages. La sévère épouse du bijoutier apparut, sortant de l'arrière-boutique.
— Lady MacPelt ! Mrs. Chapman ! Salua-t-elle. Qui-y-a-t ‘il ? demanda-t-elle en se tournant vers son mari.
— Mary ! Regarde ceci.
— Qui a dessiné cela ? S’étonna-t-elle ? C'est splendide.
— Miss Megan, que voici, répondit son mari en désignant la petite fille qui avait accompagné Granny.
— Cette petite a un talent extraordinaire. Quel avenir envisagez-vous pour elle ? demanda-t-elle à Granny
— A vrai dire, c’est un sujet d’inquiétude pour nous. Malgré son handicap, elle fréquente l'école. Ses dessins et ses peintures sont magnifiques. Elle est aussi l'auteur de poèmes merveilleux, quoiqu'assez déconcertants. Bien que je ne l'aie jamais entendue lire à haute voix, la qualité de son écriture me fait penser qu'elle sait lire couramment. Elle a beaucoup progressé cet été. Car, maintenant, de temps en temps, elle arrive à s'exprimer oralement. Mais il me parait difficile de l'inscrire dans l'un de nos pensionnats élitistes pour la suite de sa scolarité. Nous envisagions de la garder au manoir comme demoiselle de compagnie.
— Quel dommage qu'elle ne puisse développer de telles aptitudes. Si mon mari est d'accord, je crois que j'ai une proposition à vous faire.
— Quelle est votre idée ?
— Voilà ! Les enfants sont grands. Ils sont partis s'établir à Londres et à Paris. A la rentrée, nous pouvons mettre à disposition une chambre à Miss Megan pour la prendre en apprentissage ici, à Perth.
— Je ne suis pas sûre que Megan soit prête à quitter sa famille, objecta Granny, observant le visage angoissé de la petite fille qui écoutait, anxieuse, la conversation. Elle est très fragile. Un éloignement risque fortement de la perturber.
— Pour ne pas trop la bousculer, au début, elle pourra ne venir qu'un ou deux jours par semaine. Ce qui lui permettra de s'habituer. Puis par la suite, on verra.
— Il faut d'abord que j'en parle à Charles et à ses parents.
— Moi, je trouve que c'est une très bonne idée, opina Helen Chapman. Ce serait un crime que d'enfouir un tel talent sous le boisseau2. Je me chargerai d'aller la chercher et de la ramener en voiture. Cela me donnera un prétexte pour prendre le thé au manoir. Je passerai la voir tous les jours. Qu'en penses-tu, Megan ? Osa-t-elle demander à la petite autiste.
Au début de la conversation, comprenant qu’on parlait d’elle, Megan avait exprimé de l'angoisse. Mais devant l'attitude bienveillante de la bijoutière et sous le regard affectueux d'Helen et de Granny, son visage, un instant bouleversé se rasséréna. Le fait qu'on lui demande son avis lui prouvait que si elle n'arrivait pas à supporter la séparation avec sa famille et ses amis, elle pourrait toujours revenir quand elle voudrait. Et elle sentit qu'elle pouvait compter sur Helen pour la ramener à Galdwinie.
— Et le premier bijou que tu réaliseras est ce superbe pendentif que je vois à ton cou sur ce dessin, insista encore la bijoutière en lui désignant le portrait de Megan qui se trouvait encore entre les mains de son mari.
— Je veux bien, finit-elle par répondre.
Megan saisit la main que la bijoutière lui tendait et elle l'accompagna vers un établi situé dans l'arrière-boutique pendant que Granny et Mr. Hardy s'accordaient sur les dernières modalités à propos des commandes de la vieille dame.
1 NdA - Cette anecdote, à la bijouterie de Perth, se situe chronologiquement entre le chapitre 6 - Megan et Kyle et le chapitre 7 - Les quatre perles de Galdwinie
2 Evangile de Saint-Matthieu 5:15 :
On n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison.