Chapitre 3 - Arrivée au manoir

Chapitre 3 - Arrivée au manoir
Après le départ des filles, Johan était resté sur le perron. Granny et Grand-Père étaient rentrés, car malgré la chaleur de la journée, la fraîcheur du soir commençait à se faire sentir. Bien que le soleil ait disparu derrière la montagne, le ciel restait lumineux. Il restait encore quelques heures de jour avant la nuit. Il se sentait seul, trahi et abandonné. Un instant, il fut tenté de les rejoindre, mais sa fierté et son orgueil le retinrent. Il décida d'aller retrouver sa grand-mère. Elle savait toujours trouver les mots et les gestes qu'il fallait pour l'apaiser lorsqu'il était tourmenté.
Granny se tenait dans le salon, la petite pièce qu'elle s'était attribuée et qu'elle avait aménagée à son goût, calée au milieu de coussins dans un vaste fauteuil. Elle était en train de tricoter de la layette.
— Bonjour Granny ! Y a-t-il un heureux événement en perspective dans la famille ? lui demanda Johan, taquin.
— Pas que je sache, lui répondit-elle avec un soupçon de reproche dans la voix. Encore que, vu la fréquence de vos nouvelles, je n'en serais probablement informée que plusieurs semaines après la naissance. Tu n'es pas allé manger avec les autres ? demanda-t-elle en levant un œil inquisiteur sur son petit-fils.
— Je n'avais pas faim, éluda-t-il. J'aime beaucoup le point que tu es en train de faire. Il faudra que tu me le montres, ajouta-t-il pour détourner la conversation d'un sujet qu'il n'était pas encore prêt à aborder.
— Ça me fera plaisir... Bien que j'aie beaucoup de mal à comprendre ton goût étrange pour les ouvrages de dame, ajouta-t-elle après un moment de silence. C'est sans doute l'hérédité de ta grand-mère française.
Johan sourit, à l'évocation de mémé Cécile, sa grand-mère maternelle. Lorsqu'il s'était cassé la jambe, enfant, c'était elle qui s'était occupée de lui. L'immobilisation forcée l'avait rendu particulièrement insupportable et elle l'avait initié à la broderie et au tricot pour l'occuper. Elle était couturière de métier et avait beaucoup de talent. Depuis, ayant pris conscience que tout ce savoir-faire pourrait disparaître avec elle, il avait pris à cœur de s'approprier toutes ces techniques qu'elle pratiquait avec art. Il avait pris goût à ces activités féminines, supportant les taquineries de sa petite sœur Lise qui n'avait aucun gout pour ces sortes de travaux. Récemment, apprenant qu'il y avait une démonstration de dentelle au fuseau aux magasins du Printemps, situés près du lycée Chaptal où il était scolarisé, il n'avait pas hésité à sécher une après-midi de cours pour se faire initier à cette technique.
— Tu sais, avec les études que je fais, il faut que je me vide la tête. J'ai besoin d'une activité manuelle. J'aime et j'ai envie de créer de la beauté.
— Tout à l'heure, j'ai eu ta mère au téléphone. Car, bien entendu, aucun d'entre vous ne s'est préoccupé de l'informer que vous étiez biens arrivés. Elle m'a dit que tu t'étais mis à la dentelle. Il faudra que tu me montres tes ouvrages.
— Justement ! J’ai pensé à toi, dit-il, flatteur. Je t'ai confectionné un napperon pour ton guéridon. Tu veux le voir ?
Johan sorti de la pièce pour fouiller sa valise restée dans le hall. Il ramena la trousse à ouvrage contenant le matériel dentellier qu'il utilisait habituellement en voyage. Il en sorti le napperon qu'il lui destinait. Elle fut surprise par la qualité et la beauté de l'ouvrage qu'il lui tendait.
— Et c'est toi qui fait ça ?
— Oui ! fit-il en opinant de la tête.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Granny en désignant, de son aiguille à tricoter, un ouvrage rose, scintillant d'une grande finesse qui dépassait de la trousse de son petit-fils.
Granny avait beaucoup d'empathie envers ses petits enfants qui l'adoraient. Elle avait le talent de déclencher leurs confidences et son discernement redoutable lui permettait de deviner avec une grande justesse ce qu'on cherchait à lui cacher. Elle n'ignorait évidemment rien de ce qui se passait entre ses petits-enfants. Et par cette question, elle revenait avec habileté sur le sujet qui, elle s'en doutait, préoccupait son petit-fils et qu'il essayait vainement d'éluder.
— C'est un marque-page que j'ai réalisé pour Sharon. Il est en soie. Je l'ai incrusté de perles en or.
Il lui tendit l'ouvrage précieux. En l'examinant, elle en déduit qu'il avait nécessité de nombreuses heures de travail et une grande dose d'amour et de patience pour arriver à un tel résultat de finesse et de beauté.
— Tu ne le lui as pas offert ?
Posant son ouvrage, elle fixa son petit-fils qui gardait le silence en faisant la moue. Comprenant immédiatement ce qui s'était passé, elle eut beaucoup de peine en pensant à la détresse que devait éprouver en ce moment sa petite-fille Sharon. Elle invita Johan à raconter exactement tout ce qui s'était passé depuis leur arrivée à l'aéroport.
— Que comptes-tu faire maintenant ? lui demanda-t-elle à la fin du récit.
— Je pense que je vais le jeter au feu, lui répondit-il, cherchant à lui reprendre le marque-page.
— Non ! C'est hors de question, dit-elle en arrêtant son geste. C'est un trop bel objet pour être détruit. Il a été réalisé avec amour pour une jeune fille et il est juste qu'il revienne à sa destinataire. Mais il ne s'agit pas de ça. Je pensais à Sharon. Quelles sont tes intentions ?
— Je pensais lui demander de se marier avec moi.
— Tu ne penses pas que tu es un peu jeune pour cette démarche ? Tu n'as pas terminé tes études. Tu ne sais même pas où tu vas aller l'année prochaine.
— Mais il ne s'agissait pas de se marier tout de suite. Mais avoir la certitude de son amour m'aurait beaucoup aidé.
— Si ça peut te rassurer, je peux te certifier que tu es — j’espère ne pas avoir à utiliser maintenant l'imparfait — que tu es la personne qui compte le plus pour elle.
— Pourtant elle m'a rejeté.
— Non ! En t'écoutant je pense que c'est plutôt toi qui l'a rejetée.
— Ne te désole pas trop, ajouta-t-elle en lui tendant une main consolatrice. Je pense que, tout compte fait, ce qui s'est passé ce soir est peut-être une bonne chose. Je ne te cache pas que je n'étais pas très enthousiaste à avoir à encourager un mariage entre cousins. J'ai trop vu les dégâts de la consanguinité dans nos petits villages.
— Je crois que c'est plutôt l'abus de whisky !
— Aussi ! Ponctua-t-elle avec un sourire, rassurée en constatant que son petit fils était encore capable d'un trait d'humour. Quant à cette merveille, je la remettrais à Sharon au moment favorable, ajouta-t-elle en lui montrant le marque-page.
Granny se levait pour aller se coucher, concluant ainsi l'entretient qu'elle avait eu avec son petit-fils. Johan l'aida à monter les escaliers jusqu'à sa chambre et l'embrassa pour lui souhaiter une bonne nuit.
— Peux-tu rappeler à ton grand-père qu'il est tard ? lui demanda-t-elle en fermant la porte de sa chambre.
Johan redescendit à la recherche de Grand-Père. Lui aussi avait sa pièce de prédilection. Il s'agissait d'un vaste bureau situé au rez-de-chaussée dont les murs étaient tous garnis de grands meubles remplis de livres. Il était impossible de croire que qui que ce soit ait pu lire tous les ouvrages qui s'y trouvaient. Et pourtant Grand-Père prétendait le contraire. Il avait été professeur de philosophie à l'université d’Édimbourg et lorsqu'il avait pris sa retraite il avait transporté dans cette pièce sa vaste bibliothèque. Malgré la bonne odeur de cire qui persistait, une fine pellicule de poussière et un certain désordre attestaient que Sarah n'avait pas souvent la permission d'y venir faire le ménage.
Depuis quelque temps, Grand-Père avait été sollicité par le Père Kenneth, pour reprendre la responsabilité de la rédaction du bulletin paroissial. Et il y sacrifiait une partie de ses nuits au grand désespoir de Granny qui trouvait qu'à son âge il convenait de se ménager.
Johan le trouva en plein travail. La sévérité apparente de Grand-Père impressionnait fort ses petits-enfants qui hésitaient à venir le déranger dans son bureau considéré comme le « saint des saints ». Aussi, lorsque l'un d'eux osait en franchir le seuil, Grand-Père abandonnait immédiatement le cours de son occupation pour se rendre disponible, à l'écoute de son visiteur : ce devait être quelque chose de très important qui exigeait toute son attention.
— Entre Johan, je t'attendais.
— Comment savais-tu que je n'étais pas parti manger avec les autres ?
— Tu me crois si naïf pour ne pas avoir remarqué les yeux rouges de Sharon et de son amie ? Te connaissant, tu as dû leur tenir des propos qui les ont blessées et bouleversées.
— Ce sont elles qui m'ont raconté une histoire absurde qui m'a mis en rogne.
— Si c'est celle à laquelle je pense, je la trouve plutôt merveilleuse.
— Sharon s'est faite embobinée dans une secte par sa copine, et tu trouves ça merveilleux ?
— Pourquoi penses-tu qu'il s'agit d'une secte ?
— Tu sais, je n'ai ni tué, ni volé, ni violé personne. Je continue à aller à la messe tous les dimanches. Pourtant j'ai vu dans leur regard qu'elles me considéraient comme le dernier des païens.
— J'ai du mal à imaginer ce jugement dans le regard doux et bienveillant de Kathleen, encore moins chez Sharon qui éprouve pour toi un amour profond, bien que sa nature ne soit pas tout à fait ce que tu en attends.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Il n'est pas très sain pour deux cousins germains de se marier entre eux.
— Granny m'a déjà dit quelque chose comme ça tout à l'heure.
— Oui. Nous avons beaucoup prié pour Sharon et toi, à ce sujet depuis deux ans.
— Vous le saviez et vous n'avez rien fait pour nous séparer ?
— Ce n'est pas l'amour que vous éprouvez l'un pour l'autre qui est malsain. Vous en avez retiré tous les deux beaucoup de bonheur et de bienfait. Dieu permet ces sentiments pour sortir les hommes de leur égoïsme et s'en servir comme modèle pour ce qu'il attend de nous envers notre prochain. As-tu déjà assisté à une tempête ?
— Oui, bien sûr, répondit-il, se souvenant de l'énorme tempête sur les côtes bretonnes, où, prenant trop de risque, il avait failli être emporté par les vagues.
— Votre amour réciproque est tumultueux comme une tempête. Et je ne connais qu'une seule personne capable de les calmer.
Johan compris immédiatement qu'il faisait allusion à Jésus sur le lac de Tibériade (Matthieu 8:23-27).
— Tu crois en Dieu, toi, Grand-Père ?
— Oui bien sûr ! Ta grand-mère et moi, nous avons vécu tous les deux quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que t'a raconté Sharon. Ne t'es-tu jamais posé la question pourquoi nous prions avant de manger, et pourquoi nous lisons la bible en famille avant la prière du soir ?
— Je pensais qu'il s'agissait d'une coutume écossaise, ou plutôt anglo-saxonne. Ce qui m'étonne d'ailleurs. Je croyais qu'un prof de philo...
— Ne généralise pas la posture de tes profs à tous les profes-seurs de philosophie du monde, l'interrompit son grand-père. Les français ont une histoire qui les a ancrés dans un scepticisme anticlérical. Ils privilégient la raison et oublient la dimension intuitive de l'humain.
— Tu sais que je fais des études scientifiques et mathématiques.
— Je sais ce que tu vas me dire. A l'université d’Édimbourg, j'ai toujours été étonné par le manque de rigueur intellectuelle de mes collègues qui se prétendent scientifiques.
— Que veux-tu dire ? La démarche scientifique ...
— L'étude de la démarche scientifique fait partie de la philosophie, l'interrompit-il. Cela commence par une intuition à partir de laquelle le chercheur construit une théorie. Poursuivant sa démarche, il doit confronter sa théorie à l'expérience, à charge et, s'il est rigoureux et honnête intellectuellement, à décharge. C'est ce que l'on appelle la démonstration empirique. Puis il conçoit un modèle axiomatique et y confronte sa théorie sur les principes du raisonnement mathématique. C'est ce que l'on appelle la démonstration rationnelle. Éventuellement on peut poursuivre la démarche vers une généralisation industrielle du système.
— Mais il est impossible de démontrer que Dieu existe.
— Et il est tout aussi impossible de démontrer qu'il n'existe pas. La raison ne permet de conclure ni dans un sens ni dans un autre. On cherche à généraliser le principe de l’inexistence de Dieu, alors que la démarche empirique n'est qu'à peine entamée.
— Mais l'expérience non plus ne marche pas. Personne n'a rencontré Dieu.
— C'est ce qui te trompe. Tu n'as qu'à en parler à Sharon ou à Kathleen. Même si elles l'ont fait probablement avec maladresse en ce qui te concerne, puisque cela t'a mis en colère, elles ont cherché à te raconter leurs expériences avec le Seigneur. La bible est remplie de récits qui relatent la rencontre de Dieu avec les hommes. Sharon m'a dit qu'elle t'avait envoyé une bible à Noël. L'as-tu ouverte au moins ?
— J'ai commencé à la lire, mais j'ai abandonné Moïse dans le désert avec toutes ses règles impossible à respecter, du moins au XXème siècle.
— J'aime beaucoup Kathleen et la manière avec laquelle elle amène les jeunes du village à lire et étudier la bible. Elle commence par les évangiles en leur parlant de Jésus. Tu as beaucoup perdu ce soir en refusant de les accompagner à ce repas.
— J'ai surtout perdu l'amour de Sharon.
— Mais non. Ce qu'elle éprouve pour toi n'est pas un amour qui peut se perdre. Il porte en lui une dimension d'éternité.
— En tout cas, personnellement je n'ai jamais été confronté à quoi que ce soit qui ait un rapport avec Dieu.
— Comment peux-tu en être sur ? As-tu déjà lu Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
— C'est un livre pour enfant.
— Pas vraiment. Lewis Carroll était aussi un grand mathématicien et cette nouvelle fourmille de paradoxes avec les vérités communément admises par la société moderne.
— Pourquoi me parles-tu de ce livre ?
— Pour te faire comprendre que la perception rationnelle des choses ne correspond pas forcément à la vérité de ce qui existe. J'aimerai que tu profites de ton séjour pour lire ce livre.
En parlant Grand-Père s'était levé pour explorer l'un des rayons de sa bibliothèque. Il en sortit un petit fascicule intitulé Flatland de Edwin Abbott Abbott.
— Tiens. Tu lis l'anglais ? Ce livre a été écris il y a cent ans. Il explique les difficultés d'un carré mathématicien habitant un pays plat appelé Flatland à expliquer à ses compatriotes sa rencontre avec une sphère venant de Spaceland. Cela devrait te plaire car c'est aussi une ébauche de la géométrie multidimensionnelle que tu as dû apprendre dans tes cours de mathématiques.
La pendule du bureau se mit à sonner.
— Ah ! Il est déjà onze heures. Ta bonne grand-mère va encore me fustiger. Allons nous coucher. Nous aurons souvent l'occasion de reprendre cette conversation au cours des vacances et j'aurai beaucoup de plaisir à discuter avec toi.
Ils montèrent l'escalier. Arrivé dans sa chambre, Johan vit une bible posée sur la table de nuit. Cela l'agaça. Il trouvait idiote cette habitude anglo-saxonne de déposer une bible dans les chambres d’hôtel ou dans la chambre des invités. De deux choses l'une, soit l'invité trouvait un intérêt quelconque à lire la bible, et il devait posséder la sienne propre, soit il n'y trouvait aucun intérêt et dans ce cas, la démarche était inutile. Un instant, il fut tenté de la prendre pour la jeter à la poubelle. Mais quelque chose le retint. Peut-être parce que Sharon y accordait de l'importance.
Il entendit les filles et Michael qui rentraient. Quelques temps après, quelqu'un frappa à la porte de sa chambre. Un instant il espéra que ce soit Sharon, mais ce fut sa petite sœur Lisbeth qui entra. Elle lui apportait une tasse de thé et des biscuits.
— Tu aurais dû venir. La soirée était très sympathique.
— Et probablement très spirituelle, dit-il avec une pointe d'amertume ironique.
— Aussi. Mais c'est très intéressant d'écouter tous ces jeunes. Tu ne te poses jamais de question sur le sens de ta vie, demanda-t-elle ?
— Le sens de ma vie, c'est Sharon.
— Je savais que tu avais le béguin pour elle, mais j'ai du mal à comprendre comment tu t'es monté le bourrichon comme ça. Tu n'envisageais pas de l'épouser tout de même.
— Si Michael t'avait annoncé la même chose que Sharon, tu me comprendrais.
— Mais il l'a fait. Sharon et lui ont donné leur témoignage, comme ils disent, et d'autres jeunes aussi. C'était très émouvant.
— Et ça ne te fait rien ?
— J'adore Michael. Je pense que je serais capable de me jeter au feu pour lui. Mais je ne compte pas faire ma vie avec lui. On n'épouse pas son cousin.
— Tu es la troisième personne à me dire ça ce soir.
— Alors ce doit être une parole de sagesse.
Elle lui prit la main, et comme toujours ce geste d'affection l'apaisa. Puis, comme il ne disait rien, elle se leva, l'embrassa et sortit.
— N'oublie pas de descendre ta tasse à la cuisine, demain matin, conclut-elle, pragmatique, en fermant la porte.

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