vendredi 17 janvier 2014

A la forge de Galdwinie


A la forge de Galdwinie1
A la demande du forgeron de Galdwinie, Johan et Lisbeth, accompagnés de Megan, étaient en train de compter le nombre d'appliques murales qu'il fallait fabriquer pour remplacer celles bon marché qui complétaient l'éclairage de la grande salle. MacGobha, qui venait d'achever la restauration du lustre majestueux en fer forgé qui en assurait l'éclairage principal, avait fait cette proposition, en constatant que le design contemporain de celles-ci jurait maintenant avec le reste du mobilier classique rénové. Et Johan, qui souhaitait instaurer une atmosphère médiévale dans la Maison paroissiale, avait accepté cette offre avec reconnaissance.
— Il en faut 10 doubles pour les poutres qui soutiennent la galerie et 14 simples pour l'éclairage de celle-ci, en haut, constata le garçon.
— Kyle, peux-tu aller le dire à ton père ?
Et cherchant des yeux le petit garçon qui le suivait partout habituellement :
— Où est Kyle ?
— Il n'est pas venu ce matin, signala Moïra, la jeune fille dynamique qui encadrait les jeunes chargés du nettoyage et de la restauration des boiseries.
— Oui ! Se souvint Lisbeth. Il devait rester aider son frère à la forge, car MacGobha avait été appelé à la distillerie pour cercler et mettre en eau des barils.
— Bon ! Je vais devoir aller à la forge. Lisbeth, tu continueras de passer les câbles.
— Toute seule ? Ça ne va pas être facile. En plus, je ne suis pas sure de bien savoir ce qu'il faut faire par endroit.
— Je peux y aller, si tu veux, proposa Moïra.
— Oui ! Merci ! C'est vraiment sympa de ta part. Ça m'arrange !
Et il lui transmit les consignes qu'elle devait communiquer au forgeron. La jeune fille les quitta.
— Mais où va-t-elle ? demanda Johan, constatant qu'elle ne dirigeait pas vers la forge.
— Là où tu ne peux pas aller pour elle, suggéra Lise.
— Elle va se refaire une beauté, avant d'aller voir son amoureux, plaisanta un des jeunes qui travaillait avec Moïra.
— Qui ça ? demanda Lise, curieuse.
— Ben, Bruce, le fils du forgeron.
— En fait, on n'en sait rien, protesta une fille.
— Mais c'est évident. N'y a qu'à voir comment ils se regardent.
— En tout cas, ce n'est pas gagné leur affaire !
— Que voulez-vous dire ? Demanda Lisbeth.
— Que Bruce, qui est capable de faire faire un demi-tour complet à un tronc de 20 pieds de long au Caber2 :, perd tous ses moyens quand il voit Moïra.
— Et alors ! Je trouve ça particulièrement romantique, s'exclama la jeune française.
— Sauf que Moïra attend désespérément que Bruce le timide ne lui fasse une déclaration.
— Et dans l'état où elle s'est mise ce matin, ça ne va pas contribuer à améliorer ses chances.
De fait, la jeune fille, sujet de la discussion, toute à sa tâche, s'était dépensée toute la matinée avec sa générosité habituelle. Sale, couverte de poussière, son abondante chevelure à moitié décoiffée, elle ne paraissait certes pas à son avantage.
Pourtant, lorsqu'ils la virent repasser, un quart d'heure après, cette fois en direction de la forge, elle s'était débarbouillée et changée. Ses cheveux nattés avaient retrouvé leur équilibre accoutumé. La petite Megan, toujours imprévisible s'élança alors à sa poursuite.
— Les deux MacGobha vont avoir affaire chacun à leur amoureuse, plaisanta encore l'un des garçons.
— Arrêtez vos sarcasmes ! Si chacun se mêlait de ses propres affaires, ce serait peut-être plus facile, éclata Johan, sensible à cause de ses propres déboires sentimentaux avec sa cousine Sharon. Et vis-à-vis de Megan, c'est particulièrement cruel, ajouta-t-il.
— N'empêche que Kyle s'est battu pour Megan à l'école. Et contre dix grands à la fois, encore.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu'ils se moquaient d'elle.
Le jeune français était doublement étonné. D'abord que Megan, la petite fille handicapée, soit capable d'inspirer un tel dévouement. Et ensuite que Kyle, ce garçon qui paraissait si peu motivé, soit capable d'un tel acte de bravoure.
Décidément, ces vacances se révélaient pleines de surprises.
*
* * *
*
A la forge, Bruce MacGobha était mécontent.
Bien qu'étudiant la mécanique dans un établissement de Perth, car il avait l'intention d'ouvrir un garage à Galdwinie, il profitait de ses vacances pour aider son père. Il aimait beaucoup ce travail et était particulièrement robuste et adroit. Il avait lui-même participé à la restauration du grand lustre de la salle paroissiale, étudiant avec Johan le moyen de faire circuler les fils électriques en les camouflant.
Pourtant, aujourd'hui, rien n'allait comme il fallait. Son père l'avait chargé de façonner des fers à cheval, et l'ouvrage n'avançait pas comme il voulait. Le métal était soit trop chaud, soit pas assez et éclatait sous ses coups de plus en plus rageurs. Et il en attribuait la faute à son petit frère, qu'il ne trouvait pas assez empressé à l'aider. Au moment d'étamper3 il interpella vigoureusement le garçon :
— Kyle ! Vient m'aider, s'il te plait !
Le petit, de constitution plus frêle que son frère, abandonna l’énorme soufflet qu'il actionnait pour acheminer l'air vers le foyer où son aîné faisait chauffer les fers, et s'empara de la lourde tenaille que celui-ci lui tendait.
— Tiens ! Attrape ça ! Et maintiens fermement le fer sur l'enclume pendant que je frappe.
Mais le fer avait refroidi. Et le coup de masse asséné par Bruce déclencha une onde de choc qui résonna dans le manche de la pince, forçant Kyle à lâcher l'outil sous la douleur. La pièce de métal chauffée, en tombant, enflamma les quelques fétus de paille qui traînaient sur le sol. Bruce comprit pourquoi son père insistait tant pour garder le local propre. Ce qu'il avait omis de faire lorsqu'il avait renouvelé les fers des chevaux du centre équestre voisin, plus tôt dans la matinée.
La crainte d'avoir blessé son petit frère le fit s'emporter.
— Quand je pense que tu es deux fois fils de forgeron4. Tu n'arrives à rien. Pourquoi n'as-tu pas balayé ?
Mais voyant les larmes dans les yeux du petit, il se radoucit.
— Ça va aller ? Demanda-t-il plus doucement.
— Oui ! T’inquiète ! Je n'ai rien ! J'ai juste été surpris, répondit Kyle essayant de maîtriser son émotion.
Le jeune homme attrapa la gamelle d'eau qui lui servait à mouiller les braises lorsque le feu devenait trop vif et la vida sur le sol pour éviter que le début d'incendie ne se propage. Puis il remit le fer au feu. Pendant ce temps, le petit s'était emparé d'un balai pour nettoyer le sol de la forge.
— Voilà Moïra, signala Kyle.
Relevant la tête, Bruce vit en effet arriver la jeune fille qui venait faire la commission dont l'avait chargé Johan. Il la trouvait vraiment jolie vêtue de son jean et de sa chemise à carreau, sa longue natte rousse balançant au rythme de sa démarche gracieuse.
A la petite école, Bruce et Moïra s'étaient juré de se marier ensembles. Et depuis, il avait entretenu avec elle une relation affectueuse, participant à de nombreuses activités avec son amie. Avec Sharon et Michael, les petits-enfants du Laird qui était son parrain, ils avaient même formé une équipe de Curling5 et ils gagnaient régulièrement le tournoi du Comté.
Pourtant, depuis l'arrivée des français, Moïra passait tout son temps avec les jeunes du manoir. Et il avait l’impression qu'elle le snobait. Ce qui l’agaçait profondément.
— A fréquenter les gens de la haute, elle a pris la grosse tête, pensa-t-il.
Il convenait pourtant que cette réflexion était particulièrement injuste. Le Laird et son grand-père, dont il avait hérité le prénom, étaient amis d'enfance. Le propriétaire du manoir était son parrain. Et aucun de ses habitants ne manifestaient de supériorité vis à vis de la population du village.
Bien au contraire, Charles et Evelyn avaient montré une grande solidarité en hébergeant dans leur vaste demeure épargnée, les victimes de la tempête qui avait saccagé les toitures du bourg, pendant que les habitants se mobilisaient pour réparer les habitations endommagées. Cet événement, qui aurait put laisser des traces traumatisantes, était évoqué maintenant comme un agréable souvenir dans la mémoire collective. Surtout pour les enfants qui avaient été particulièrement gâtés par Evelyn, Sarah et Sharon.
Sa mauvaise humeur du moment s'était déclenchée lorsque Kyle, obligé de rester à la forge pour l'aider, avait manifesté plusieurs fois son désir de rejoindre les français à la Maison paroissiale. Et il dut reconnaître que, sachant Moïra là-bas, lui aussi éprouvait le besoin irrésistible de l'y rejoindre.
Il aurait aimé éclaircir la situation avec la jeune fille. Mais ayant appris ce qui s'était passé entre Sharon, la petite-fille du Laird et son cousin français, il redoutait de subir la même rebuffade.
— Salut, Kyle. Bonjour, Bruce.
— Salut, Moïra ! Répondirent les garçons.
— Ça se passe bien, à la Maison, avec les français ? Demanda Bruce.
— Oui, ça avance bien. Ils ont presque terminé de passer les câbles. Et toi, ça va comme tu veux ?
— Pas vraiment ! Depuis ce matin, je ne fais que des bourdes. J'ai manqué de blesser Kyle et j'ai même failli mettre le feu à la forge, avoua honnêtement le jeune homme.
— Qu'as-tu médité ce matin ? Demanda la jeune fille.
Lorsque Sharon avait donné son témoignage à l'église, à la veillée pascale, et que le Père Keneth avait demandé, à tous ceux qui voulaient s'engager avec Jésus pour devenir ses disciples, de s'avancer, Moïra et Bruce s'étaient retrouvés cote-à-cote pour recevoir la bénédiction du prêtre et la petite croix en bois que Kathleen et la petite-fille du Laird leur passaient autour du cou.
Moïra souhaitait créer un service de secrétariat à domicile pour assurer les tâches administratives des petites entreprises, des exploitations agricoles et des personnes isolées qui ne pouvaient se déplacer, disséminées dans le Comté. Pour cela, elle suivait des cours par correspondance en secrétariat et en comptabilité. Sauf deux jours par semaine où elle était obligée d'aller à Perth pour des regroupements pédagogiques, son apprentissage lui permettait de rester à Galdwinie.
Elle participait régulièrement aux réunions de prières et aux études bibliques animées par Sharon et Kathleen avec les autres jeunes du village. De temps en temps, Bruce, moins disponible se joignait à eux. Elle avait l'habitude de partager avec lui sa lecture quotidienne, lorsqu’elle avait l’occasion de le rencontrer.
A la réponse brouillonne et approximative marmonnée par son interlocuteur, Moïra comprit que Bruce n'avait pas ouvert sa bible, ce matin là.
— En ce moment, je suis en train de lire le livre de l'Exode, dit-elle. J'en suis au chapitre 31. Ce matin, j'ai médité sur le début de ce chapitre :
L'Eternel parla à Moïse, et dit: Sache que j'ai choisi Betsaleel, fils d'Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l'ai rempli de l'Esprit de Dieu, de sagesse, d'intelligence, et de savoir pour toutes sortes d'ouvrages, je l'ai rendu capable de faire des inventions, de travailler l'or, l'argent et l'airain, de graver les pierres à enchâsser, de travailler le bois, et d'exécuter toutes sortes d'ouvrages. Et voici, je lui ai donné pour aide Oholiab, fils d'Ahisamac, de la tribu de Dan. J'ai mis de l'intelligence dans l'esprit de tous ceux qui sont habiles, pour qu'ils fassent tout ce que je t'ai ordonné.
Exode 31:1-6
— J'ai été frappée par la similitude des situations entre la construction du tabernacle par Moïse et la restauration de la Maison paroissiale. Et ce matin j'ai prié que le Seigneur suscite des talents et des aides pour achever les travaux entrepris. Veux-tu que nous priions ensemble à ce sujet maintenant ?
Bruce abandonna sa masse pour se rapprocher de la jeune fille. Les deux petits, voyant leur attitude recueillie s'intercalèrent entre eux et leur prirent la main pendant que Moïra formulait sa prière d'action de grâce et sa requête.
— Le lustre est magnifique, reprit Moïra. J'aime beaucoup les sarments de vignes, partant de la croix centrale pour aboutir aux lourdes grappes supportant les bougies. Cela me rappelle la parabole du cep et des sarments :
Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire.
Jean 15:5
— C'est Bruce qui les a forgés, indiqua Kyle, très fier de son grand-frère.
— Je n'ai fait que reproduire un dessin de Kyle, dit le jeune homme.
— En fait, le dessin, c'est Megan qui me l'avait donné, reconnu le petit.
— Tu avais quelque chose à demander en venant ici ? demanda Bruce.
Moïra délivra le message, concernant les appliques murales, dont l'avait chargée Johan.
— Le jeune Laird te fait dire aussi qu'il aura besoin de toi pour fixer les armatures qui vont maintenir l'armoire électrique dans le local de service.
— OK, je passerai en début d'après-midi, répondit le jeune homme qui voyait là une occasion de revoir la jeune fille qu'il aimait.
Pendant ce temps là, Megan s'était rapprochée du fourneau où chauffaient les fers. Elle aimait beaucoup regarder les braises rougir et blanchir sous le souffle bruyant de l'air qui y était acheminé. Et surtout les petites étincelles qui papillonnaient au dessus. Cela ressemblait à un feu d'artifice en miniature.
Pour faire plaisir à sa petite amie, Kyle s'empara de la poignée du soufflet et se mit à l'actionner avec plus de vigueur qu'il n'en avait montrée au cours de la matinée. Cela déclencha une pluie d'étincelles qui fit rire la petite fille. Et Kyle redoubla d'effort, car il adorait entendre le rire de Megan, ce qui arrivait rarement.
Moïra partie, Bruce se remit au travail.
Soit par l'effet de la prière, soit sous l'action du soufflet manœuvré par Kyle, peut-être les deux, les fers se trouvèrent être à la bonne température et Bruce put les façonner facilement.
Le travail que son père lui avait demandé étant terminé, il commença à façonner les appliques qui devaient éclairer la galerie de la Maison paroissiale.
— Si j’arrive à en fabriquer une de chaque sorte, je pourrai les apporter au français dans l'après-midi pour les essayer avant d'entreprendre la fabrication de toute la série.
1 NdA - Cette anecdote, à la forge de Galdwinie, se situe chronologiquement dans le chapitre 6 - Megan et Kyle.
2 Caber : Épreuve de force organisée lors des manifestations sportives écossaises, où le champion doit lever un tronc d'arbre ou un poteau de bois dont la longueur varie entre quatre et six mètres, puis le lancer pour que celui-ci retombe verticalement sur l'autre extrémité après avoir effectuer un demi-tour parfait.
3 Etamper : Action qui consiste à frapper le fer vigoureusement à l'aide d'un outil pointu — l'étampe — pour y percer les trous dans lesquels sont enfoncés les clous qui permettent de le fixer au sabot du cheval.
4 Ce récit a été rédigé en français. Ce qui ne permet pas de traduire le jeu de mot formulé par Bruce sur son nom. En effet, en gaélique écossais, « Mac » veut dire « fils de » et « Gobha » veut dire « forgeron ». MacGowan, qui est un nom courant dans le Royaume-Uni, vient de la même racine.
5 Curling : Sport d'hiver écossais, qui se pratique sur la glace, où l'un des joueurs lance un gros galet de granite en direction d'une cible tracée sur le sol, pendant que les membres de son équipe armés de balais brossent vivement la glace pour tenter de modifier la trajectoire du galet pour le rapprocher du but.

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